L’irrésistible ascension du toxoplasme dans l’Arctique canadien

Femme inuite © BriteSciences 2013

© BriteSciences 2013

L’ubiquité du toxoplasme surprend. Comment ce parasite peut-il atteindre des zones reculées en l’absence de ses hôtes traditionnels ?

2004. Les médecins de l’Institut de la santé publique du Québec s’interrogent. Au sein de la population canadienne, les Inuits sont les plus touchés par la toxoplasmose. De 60 % à 80 % des femmes inuites en âge de procréer possèdent des anticorps contre le parasite. Bien loin de la moyenne québécoise (48 %*), canadienne (40 %*) ou américaine (22,5 %).

Généralement, la toxoplasmose n’est pas considérée comme une maladie dangereuse. Après une infection le plus souvent asymptomatique, notre système immunitaire nous protège des nouvelles infestations. Chez les femmes enceintes cependant, le parasite cible le fœtus. En effet, son système immunitaire, encore immature, est incapable de contrôler l’infection. Selon le stade de la grossesse s’en suivent alors avortement, malformation congénitale ou méningite et choriorétinite parasitaires néonatales.

Comme tous ses cousins parasites, le toxoplasme exploite deux types d’hôte. L’hôte définitif est généralement un prédateur ; le parasite y effectue son cycle de reproduction. L’hôte intermédiaire est une proie de ce prédateur ; le parasite, enkysté dans ses muscles, patiente jusqu’à ce que celle-ci se fasse manger.

Dans le cas du toxoplasme, l’exemple fréquent est le couple chat — souris.

Le chat mange une souris pleine de Toxo, la digère. Le parasite se réveille dans les intestins du félin, s’y reproduit, y pond ses « œufs ». Par la suite, le chat dépose une jolie crotte contenant quelques millions d’oocystes. La pluie nettoie progressivement la zone. Plus tard, la souris grignote un bout de racine, et devinez ce qui est resté dessus… Hé oui, un petit Toxo. Et le cycle recommence.

Bon. Ça c’est bien cute. Mais il est où, le chat, en Arctique ?

Parce que 60 à 80 % de prévalence, ça veut quand même dire qu’entre six et huit femmes sur dix ont rencontré le parasite quelque part. Et pas de chat là-haut, pas de félin, même.

C’est à partir de cette prémisse que commença un travail d’investigation digne de Georges Simenon. À la recherche du félin perdu, la Dre Audrey Simon a remonté la piste du toxoplasme jusque dans les entrailles du félin à la répartition la plus septentrionale du pays : le Lynx du Canada. Le territoire de ce félidé s’arrête entre le 56e et le 61e parallèle. Sa limite est la ligne des arbres.

Ensuite ? Hé bien, Toxoplasme voyage comme tout bon coureur des bois des régions nordiques, il prend le chemin le plus direct : celui de l’eau.

Imaginez. Nous sommes en plein hiver, au plus profond d’une forêt d’Abitibi, par -40 °C, le nez qui gèle… et le toxoplasme bien au chaud, à 4 °C sous la neige.

Arrive le printemps. Le soleil, le dégel. La neige fond. Au loin, les oies nous appellent. Et Toxo s’évade tout doucement avec les eaux de fonte vers le ruisseau le plus proche. Qui devient rivière, puis fleuve puis… tiens, déjà l’estuaire.

Sur les rivages de la Baie d’Hudson, des moules paressent. Ces bivalves excellent en terme de filtration, plus de 100 litres d’eau par jour. Chacune ! Tout en filtrant l’eau pour se nourrir, les moules et autres coquillages accumulent dans leur chair des voyageurs indésirables, dont potentiellement le toxoplasme.

Ensuite, les coquillages sont consommés par les mammifères marins. Et Toxo migre des intestins du phoque gourmand vers ses muscles. Puis, après une escapade plus ou moins fructueuse, le phoque se retrouve dans l’assiette des chasseurs inuits. Et vous connaissez la suite.

Au Canada, la présence du toxoplasme n’a pas encore été vérifiée dans les coquillages. Par contre, les moules sont clairement incriminées dans la transmission du parasite aux loutres de mer en Californie. Le toxoplasme a été détecté dans une moule, une sur 1109. Des volontaires pour fouiller les eaux glacées de la Baie d’Hudson ?

* grande variation en fonction des provinces et des régions (voir Davys Ndassebe, 2007, pages 24 à 27)

Références:

DAVYS NDASSEBE, Angela. Prévalence et incidence de la toxoplasmose chez les femmes enceintes du Nunavik 1994-2003. Université Laval, 2007, 101 p.

FORTIN, Clément et Josée TARDIF. Situation du Lynx du Canada (Lynx canadensis) au Québec, Société de la faune et des parcs du Québec, 2003, 40 p.

MESSIER, Vincent et al. Seroprevalence of Toxoplasma gondii Among Nunavik Inuit (Canada). Zoonoses Public Health, 2009, vol. 56, p. 188-197

MILLER, M.A. et al.Type X Toxoplasma gondii in a wild mussel and terrestrial carnivores from coastal California: New linkages between terrestrial mammals, runoff and toxoplasmosis of sea otters. International Journal for Parasitology, vol. 38 (11), p. 1319-1328

SIMON, Audrey. La toxoplasmose chez les Inuits: investigation de l’écologie de Toxoplasma gondii dans l’Arctique canadien. Université de Montréal, 2012, 188 p.